Travaux pratiques à l aveugle Inspire article

Traduit par Camille Ducoin. Werner Liese, enseignant de chimie et biologie, raconte à Marlene Rau le défi qu'il a relevé: faire faire des expériences scientifiques à des élèves aveugles et mal-voyants.

Le papier gonflant est un
papier spécial, qui gonfle
sous l’effet de l’encre et de la
chaleur: cela permet des
représentations graphiques
tactiles, comme ce montage
pour réaliser l’électrolyse des
sels fondus d’hydroxyde de
sodium

Image reproduite avec
l’aimable autorisation de Dr
Werner Liese

Werner Liese n’est pas un enseignant comme les autres, et ses élèves non plus ne sont pas ordinaires. Un jour, il a assisté à un cours donné par un de ses amis à la Carl-Strehl-Schulew1 de Marburg, en Allemagne: cette expérience a changé sa vie. Il a réalisé que son passe-temps, le bricolage électronique, pouvait vraiment changer les choses.

Werner venait de terminer ses études pour devenir professeur de chimie et biologie dans le secondaire, ainsi qu’un doctorat de chimie organique de l’Université de Marburg. Il est aussitôt allé voir le directeur de l’établissement pour demander à être embauché: il voulait mettre son savoir-faire au service des élèves aveugles et mal-voyants, en développant des outils qui les aideraient à réaliser des travaux pratiques en cours de science.

Un poste lui a été attribué. Depuis 29 ans, il pratique avec succès son travail d’enseignant et de technicien, qui a enrichi la vie de nombreux élèves.

Une élève aveugle utilise un
terminal Braille pour relire le
texte qu’elle vient de taper
sur son ordinateur. Le
terminal Braille coûte plus
cher que l’ordinateur
lui-même

Image reproduite avec
l’aimable autorisation de Dr
Werner Liese

“Il est vraiment important que les élèves puissent faire leurs propres expériences. Non seulement cela leur fait comprendre comment les scientifiques travaillent, mais c’est le seul moyen efficace de rendre abordables des sujets complexes, qui sinon restent de lointaines théories. Cela fait toute la différence.”

Aujourd’hui, la Carl-Strehl-Schule fait davantage appel à la technologie que la moyenne des écoles. Les élèves écrivent sur des ordinateurs portables; les mal-voyants utilisent des agrandisseurs digitaux pour grossir le texte qu’ils lisent; les aveugles peuvent scanner un texte afin qu’il soit lu à haute voix par l’ordinateur, ou transcrit sur un terminal Braille (un appareil électro-mécanique permettant d’afficher une ligne de Braille à la fois en soulevant des pointes sur une surface plane).

Une élève mal-voyante
réalise un dosage acide-base
avec la burette digitale, en
utilisant le grand écran LCD

Image reproduite avec
l’aimable autorisation de Dr
Werner Liese

Quand Werner a débuté son travail, la situation était difficile. Il y avait peu d’assistance technologique pour les élèves, encore moins en salle de science. Beaucoup d’expériences devaient être racontées, et les élèves n’avaient pas l’occasion de pratiquer eux-mêmes. Peu après son arrivée, Werner a commencé à développer des outils électroniques pour enseigner la science aux aveugles et mal-voyants. Un ingénieur électronicien a été employé à temps plein pour l’aider, et un atelier a été dédié à cette entreprise. “Aucun fournisseur de matériel éducatif au monde ne propose des outils pré-fabriqués adaptés aux aveugles: le marché est trop restreint”, constate tristement Werner. “J’ai eu la chance que l’école me dispense d’une partie de ma charge d’enseignement pendant quelques temps, pour que je puisse me consacrer au développement de ces outils. C’est ce qui a permis la réalisation du projet, avec l’aide de généreuses subventions.”

Quels sont les besoins spécifiques de ses élèves? “Évidemment, cela n’aurait aucun sens de se focaliser pendant des semaines sur la chimie des pigments colorés dans une classe d’élèves aveugles. Mais en principe, on peut enseigner n’importe quel sujet scientifique dans notre école, comme dans toute autre. De la 5ème à la 10ème année, nous avons adapté le programme aux besoins de nos élèves; mais à partir de la 11ème année, ils doivent préparer le diplôme de fin du secondaire (Abitur), qui permet d’entrer à l’université. Les questions de l’examen sont les mêmes pour tous les élèves de l’état fédéral, donc nos élèves doivent suivre le même programme que les autres. En fait, nous collaborons avec d’autres établissements secondaires de Marburg pour offrir des cours communs à des élèves voyants et mal-voyants, sur des sujets pour lesquels l’effectif est restreint. »

Werner Liese travaillant à
l’interface de la burette
digitale parlante, dans son
laboratoire d’électronique à
la Carl-Strehl-Schule

Image reproduite avec
l’aimable autorisation de Sonja
Dörrich-Liese

“La tâche principale de l’enseignant est de traduire des impressions visuelles en impressions que nos élèves peuvent percevoir avec leurs propres sens, surtout acoustiques et tactiles. Des outils similaires sont employés pour toutes les sciences, mais c’est la chimie qui requiert les adaptations les plus complexes. Pour nos élèves mal-voyants, nous utilisons des caméras avec une optique spéciale, transmettant les détails de l’expérience sur des écrans d’ordinateur. Avec cela, les élèves peuvent agrandir suffisamment l’image pour suivre l’expérience pratiquée par l’enseignant ou par d’autres élèves. Dans notre laboratoire, nous concevons des instruments qui convertissent la lumière ou les couleurs en son ou en discours synthétique: les élèves pèsent des substances chimiques avec des outils de précision spéciaux, et utilisent des instruments de mesure standards sur lesquels nous avons adapté de grands écrans et une sortie vocale.”

L’optophone est utilisé pour
identifier le changement de
couleur dans une réaction
acide-base utilisant comme
indicateur du bleu de
bromothymol. La solution est
éclairée par une lumière
intense, et le capteur de
l’optophone (tenu par la
jeune aveugle à gauche)
mesure la lumière incidente.
Tant que la solution est jaune
(acide), la lumière incidente
est forte et l’optophone émet
un son aigu. Quand la
solution deviendra basique et
bleue, l’optophone émettra
un son grave. L’instrument
peut aussi servir pour
mesurer la conductance
électrique

Image reproduite avec
l’aimable autorisation de Dr
Werner Liese

“J’ai dû apprendre beacoup de choses sur l’électronique analogique et digitale, et sur le design assisté par ordinateur, pour pouvoir m’attaquer aux projets les plus complexes: par exemple, une burette digitale permettant aux aveugles d’effectuer pour la première fois des dosages précis. Nous avons installé une interface électronique sur une burette standard, de façon à envoyer les données à un adaptateur disposant d’une sortie vocale et d’un grand écran. La burette est reliée à un programme d’enregistrement des données, ce qui permet aux élèves de produire des tableaux et des graphiques qui peuvent être imprimés sous forme tactile grâce à du ‘papier gonflant’ (un papier qui enfle sous l’effet de l’encre et de la chaleur).

“Beaucoup des outils que nous avons réalisés dans notre atelier ne se trouvent nulle part ailleurs, mais deux d’entre eux sont aussi disponibles dans le commerce: un multimètre digital parlant et un ‘optophone’, instrument qui traduit l’intensité de la lumière ou la conductance électrique par des sons de différentes hauteurs.”

Un autre projet dont Werner est particulièrement fier est le programme LiTeXw2, sur lequel il a travaillé au cours des neuf dernières années; c’est aujourd’hui l’outil le plus complet d’écriture en Allemand pour aveugles et mal-voyants. “Il s’agit d’un template pour Microsoft WordTM qui peut être téléchargé gratuitement et permet d’insérer facilement des formules, équations, formules structurales, notations de Lewis. Cela sert pour les maths, la physique et la chimie. Il offre aussi plusieurs fonctions d’aide nouvelles pour écrire du texte normal. Beaucoup de gens le trouvent utile, même sans être mal-voyants.”

Werner est aussi actif en dehors des murs de l’école. Lorsque son ancien directeur de thèse a fondé le laboratoire pédagogique Chemikumw3 à l’Université de Marburg, il a fait appel à Werner pour développer des expériences et des adaptations permettant aux aveugles et mal-voyants d’utiliser le dispositif. Ce laboratoire de chimie expérimentale est ouvert à tous dès l’âge de quatre ans: classes, groupes et particuliers peuvent y assister à des présentations ou mettre la main à des expériences.

Ce projet comble les aspirations de Werner en matière d’éducation scientifique: “Tout le monde peut prendre plaisir à la science. Mais il faut vraiment que les enseignants soient créatifs dans leur emploi du matériel, que ce soit dans un établissement comme le nôtre ou dans n’importe quelle classe. De plus, ils doivent être enthousiastes et transmettre cet enthousiasme aux élèves.” Les élèves de Werner sont la preuve de son succès. L’un de ses anciens élèves, aveugle, est diplômé de biologie de l’Université de Marburg; un autre, mal-voyant, a obtenu un doctorat de chimie. Werner a atteint son but: rendre la science plus accessible à tous, y compris aux aveugles.

 

La Carl-Strehl-Schule

Dans l’ensemble des pays germanophones, la Carl-Strehl-Schule est le seul établissement pour aveugles et mal-voyants à proposer un enseignement secondaire dès la 5ème année (élèves de 11 ans). Étant donnée l’étendue géographique concernée, il s’agit nécessairement d’un pensionnat. L’école fait partie de l’Institut Allemand pour les Aveugles (Deutsche Blindenstudienanstalt)w4 qui inclut également des programmes pour adultes, une bibliothèque de livres en Braille et audios, et une maison d’édition de livres en Braille.

En cours de chimie, les élèves
de la Carl-Strehl-Schule
utilisent des tableaux
magnétiques pour les
notations de Lewis et l’étude
de réactions chimiques telles
que la réaction du sodium
avec l’eau

Image reproduite avec
l’aimable autorisation de Dr
Werner Liese

L’institut a été fondé en 1916 pour accueillir les nombreux jeunes hommes qui avaient perdu la vue pendant la Première Guerre Mondiale. Aujourd’hui, les 300 élèves de l’école reçoivent un enseignement par petits groupes de 8 à 12. Ils arrivent à des âges variés et pour des raisons différentes: certains sont aveugles ou mal-voyants de naissances, d’autres sont atteints d’une maladie qui leur fait perdre la vue graduellement, d’autres ont été accidentés.

La Carl-Strehl-Schule comporte différentes filières d’enseignement secondaire. Après la 10ème année (à l’âge de 16 ans), les élèves peuvent suivre trois ans d’enseignement général conduisant à l’Abitur, diplôme qui leur permet d’intégrer l’université. Pour ces élèves, l’école propose en option un cours d’économie approfondi. Les élèves qui préfèrent étudier la sociologie ou l’économie dans une université technique (Fachhochschule) peuvent passer deux ou trois ans à étudier principalement ces subjets.

Par ailleurs, l’école propose deux années d’enseignement professionnel préparant les élèves à différents métiers dans le domaine des technologies de l’information et de la communication, ou au secrétariat multilingue.

La Carl-Strehl-Schule offre aussi des conseils et une aide pratique aux aveugles et mal-voyants fréquentant d’autres établissements.

En dehors des cours, les élèves peuvent choisir entre de multiples activités: théâtre, chorale, groupe de rock, équitation, football, judo, natation, athlétisme, jardinage, excursions pour observer et écouter les chauves-souris, ou encore participer au club d’écologie qui a installé à l’école une centrale solaire co-génératrice.


Web References

  • w1 –Pour en savoir plus sur la Carl-Strehl-Schule, visitez son site Internet (en Allemand): www.blista.de/css
  • w2 – Le programme LiTeX est disponible gratuitement sur le site de Werner Liese, où l’on trouve aussi d’autres informations sur Werner et son travail (en Allemand): www.werner-liese.de
  • w3 – Le laboratoire Chemikum de Marburg permet à chacun, à partir de quatre ans, de réaliser des expériences de chimie (en Allemand). Voir le site: www.chemikum-marburg.de
  • w4 – Plus d’informations sur l’Institut Allemand pour les Aveugles (Deutsche Blindenstudienanstalt) sont diponibles ici (en Allemand): www.blista.de

 

Author(s)

Dr Marlene Rau est née en Allemagne et a grandi en Espagne. Après avoir obtenu un doctorat de biologie du développement au Laboratoire Européen de Biologie Moléculaire à Heidelberg, en Allemagne, elle a étudié le journalisme et suivi une carrière de communication scientifique. Elle est, depuis 2008, l’un des éditeurs de Science in School.

Son père ayant perdu la vue à l’âge de 20 ans suite à un accident, Marlène a vécu à Marburg une grande partie de sa vie. Elle est allée à l’école et à l’université avec des aveugles, les a encontré chaque jour dans la rue, a fait du cheval en leur compagnie, leur a enseigné le Latin, a vécu en colocation avec un ami aveugle, et a habité en face de la Carl-Strehl-Schule pendant deux ans. Les personnes aveugles ont toujours fait partie intégrante de son existence, et elle trouve que leur vie n’est vraiment pas si différente.

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